LA VILLE

Jouer avec les hommes ... Jouer avec la vie ... les vies ...

Aujourd'hui , on me demande encore de sacrifier a la "cause" des dizaines
de vies  que dis-je des centaines . Et tout cela pourquoi ? Le pire
c'est que l'on me demande d'économiser le matériel ... Comme si la
vie d'un homme ne valait rien , ou presque .

L'existence ici est un enfer . A chaque coin de rue , a chaque étage
d'une maison , dans chaque recoin , aussi bien dans les bouches d'égouts
que dans les plus hauts édifices l'ennemi se cache . Invisible , imperceptible
jusqu'au moment ou la balle heurte votre peau , traverse votre poitrine
et vous sentez son odeur infecte et sa main glacée qui frôle votre
visage ...

Mais il faut se battre . Il faut lutter pour notre avenir . Il faut
gagner cette bataille pour pouvoir gagner la guerre . Mais la guerre
finira t elle un jour . Las de ses victoires , notre "chef" , celui
qui a fait renaître notre pays de ces cendres , repousse encore plus
loin ses conquêtes , comme s'il etait assoiffe de nouvelles terres
, de nouveaux horizons . Mais , aujourd'hui nous ne nous battons plus
pour envahir , nous nous battons pour notre vie , notre survie . Le
monde s'est retourne contre nous . Nos seuls véritables allies sont
a des milliers de kilomètres et , eux aussi , en sont réduis a se
défendre .

Cette ville devait être belle autrefois , avant que nous n'y arrivions
. Aujourd'hui , on ne peut même pas appeler cela une ville . Amas
de décombres lui irait mieux . Las bas , au pays , bien peu de gens
doivent savoir ce qu'est cette bataille .

Il y a deux jours , on m'a confie le commandement d'un régiment entier
de grenadiers motorises . Moi , un simple sergent . Non pas que je
sois un sergent exemplaire et couvert de médailles , non . Je ne suis
qu'un simple sergent de réserve , n'ayant même pas fait la "der des
der" . Mais , vous comprenez , lorsqu'un régiment se retrouve avec
un effectif de moins de deux cent hommes dont une quarantaines de
blesses et que tous les officiers et sous officiers ont été tues ,
il semble normal que ce soit le plus grade qui en prenne le commandement
jusqu'a la relève ... si elle arrive un jour .

Economiser le matériel . Quel matériel ? Que faut il économiser ?
Les véhicules que nous n'avons plus ? Nos pièces d'artillerie qui
ont été prises par l'ennemi ? Nos munitions, qui , il faut le dire
, ne suffirait pas a une vingtaine d'hommes en combat intensif ? Ou
bien notre ravitaillement qui ne dépasse pas une ration pour dix ?

Est ce cela la guerre moderne ? Est en combattant ainsi que nous avons
gagne autrefois ?

Je suis fatigue ... Je reprendrais ceci demain , j'espère ...

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Mon réveil a été assez brutal . Mon adjoint , un caporal , m'a réveillé
en sursaut :L'ennemi attaquait . Ne dormaient ils jamais ? Me saisissant
de mon  luger , je sortis de ma cache pour aller inspecter les points
d'appuis , pour me rendre , en fin de compte , jusqu'au P.A. qui avait
déclenché l'alerte .

Effectivement , on distinguait , dans cette nuit noire d'hiver , des
ombres qui se faufilaient , a environ une centaine de mètres . On
entendait également le bruit distinctif des chenilles d'un blinde .
Je conseillais a mes hommes d'attendre et de n'ouvrir le feu que
lorsque on pourrait identifier les ombres . On pouvait rêver , cela
aurait put être des nôtres . On ne sait jamais , dans cette ville
, ou se situe le front . De plus , pour couronner le tout , nous n'avons
plus de radio depuis longtemps , cela simplifie les choses : Nous
restons sur place jusqu'a la relève .

Je repartais en arrière , jusqu'au bâtiment qui nous servait de PC
et d'hôpital . Je donnais l'ordre de réveiller  tous les hommes et
de placer en batterie le dernier mortier qui nous restait ( sa présence
etait bien symbolique puisqu'il ne disposait plus que de six torpilles).

Je retournais au PA avec une douzaine d'hommes supplémentaires portant
toutes nos réserves de munitions et je plaçait en réserve immédiate
une vingtaine d'hommes .

Nous étions donc la , environ une trentaine d'hommes , a attendre
, dans le froid hivernal , couvert l'un d'une couverture , l'autre
d'un deuxième treillis . Les ombres se rapprochaient , bondissant
, courant, rampant . On aurait dit une invasion d'êtres invisibles
, de fantômes, se dissimulant a peine après avoir apparu , le tout
dans un vacarme infernal de chenilles  écrasant le bitume , des débris
de plâtre , de bois , des ossements humains et bien d'autre choses
que je n'ose même pas imaginer . J'ai vu jusqu'ou allaient les atrocités
de la guerre . J'ai vu des hommes se faire écraser vivant par des
chars , j'ai vu des hommes se faire déloger d'un PA au lance flammes
, leurs cris hantent encore mes cauchemars .

L'ennemi , si c'etait bien lui , se trouvait maintenant a moins de cinquante
mètres . Mais il fallait attendre encore . On ne pouvait se permettre
de gaspiller nos munitions dans notre situation . Me retournant pour
observer mes hommes je voyais la des hommes qui n'avaient plus du
tout cette foi qui etait celle du combattant glorieux de notre pays
au début de la guerre . Dans une autre situation , on les aurait pris
pour des mendiants , tant ils etaient décharnés , tant ils sentaient
mauvais , tant leurs vêtements etaient en lambeaux  , si bien sur
il n'avaient pas eu dans les mains des armes ...

L'ennemi , car c'etait l'ennemi , j'en etais certain désormais , etait
a une trentaine de mètres, mais on ne pouvait toujours pas distinguer
leurs uniformes ni voir leurs têtes . Le bruit de chenilles , lui
, s'etait arrêté , comme par enchantement et il régnait désormais
un silence de mort , entrecoupe de temps en temps par quelques toussotements
. Tout le monde retenait sa respiration . Dans la tête de chacun d'entres
nous , on se posait la fatidique question . Vais je survivre a cet
enfer . Vais je mourir ce soir et dans le cas contraire , est il bien
utile de rester en vie ? Que vais je retrouver chez moi , dans ma
ville , dans mon village ?

En général , c'est a ce moment la que les soldats choisissent entre
la mort volontaire , la survie temporaire ( et donc l'enfer ) ou tout
simplement se rendre a l'ennemi . Observant encore mes hommes , je
vis dans leurs yeux des choses qui en disaient long . C'est comme
si ils me suppliaient en silence de se rendre a l'ennemi . Comme si
leurs yeux sortaient de leur tête et essayaient de rentrer dans la
mienne par tous les orifices . C'est comme si l'ennemi c'etait moi
 , tout simplement parce que j'avais l'autorité de déclarer la reddition.

Une main serra fortement mon bras . C'est Karl , mon adjoint . "l'ennemi
est la , Friedrich"

Je me plaçait en position de tir . A ce seul mouvement , les hommes
avaient compris : on allait se battre .

Je prenait pour cible une silhouette qui etait a une bonne vingtaine
de mètres de moi et je ne bougeais plus . Je savais quel etait mon
rôle désormais . Lorsque j'allais ouvrir le feu , mes hommes feraient
de même . Si je ne tirais pas , il fallait espérer que l'ennemi nous
ferait prisonnier , ce qui est possible , bien rare ici , mais possible .

Tout en continuant a observer "ma" silhouette , je décrochais ma dernière
grenade de mon brelage et la plaçait devant moi . J'etais le champion
de ma classe au lancer de grenades autrefois , il me semble que cela
remonte a des siècles . J'etais capable de placer une grenade dans
un casque a vingt cinq mètres . "Incrrroyabllle" disait le sergent
major  .

Trente hommes . Trente hommes face a environ une centaine de soldats
déterminés qui connaissaient eux , la foi du combattant . Ils disposaient
certainement de cent fois plus de munitions que nous , de meilleures
armes , et apparemment avaient en soutient des blindes .

Je n'ose même pas imaginer quelle résistance nous pourrions offrir
si trois ou quatre blindes se pointaient a l'horizon . Le PA serait
réduis en miettes en quelques secondes . Les hommes de la réserve
seraient balayes par les mitrailleuses et les blindes en finiraient
avec le 12e régiment de Panzer Grenadieren . Le combat serait très
certainement achevé en une vingtaine de minutes .

J'amorçais le chien de mon pistolet . Chose incroyable , il me semblait
que l'uniforme des ombres que j'entrevoyais m'etait familier , mais
il etait bien loin de ressembler aux nôtres .

Tout d'un coup , une tempête de feu et de métal s'abattit sur le PA
. Les tirs semblaient provenir de partout , les explosions ravageaient
la terre et celle ci retombait en bloc sur mes hommes . J'ouvrais
le feu et je remarquais que mes hommes ne m'avaient pas attendu .

Bien vite , mon pistolet se vit a court de munitions , j'amorçait
puis lançait ma grenade . L'explosion ramena jusqu'a moi de la terre.
Je cherchais alors autour de moi une arme .

Ce n'etait pas cela qui manquait , autour de moi , il n'y avait plus
un seul vivant . La réserve n'arrivant pas , je décidais de continuer
a me battre , tant pis si j'y laissais la vie . Je m'emparais d'un
pistolet mitrailleur et du panzerfaust de Karl . Je continuais a tirer
, sans prendre le temps de recharger mon arme , je me saisissais d'une
arme prise sur un cadavre , au hasard . Courrant ainsi d'un bord a
l'autre du PA , j'évitais que l'ennemi ne concentra son feu sur moi
. J'etais comme dans un autre monde , comme si je rêvais , ou comme
si j'etais complètement ivre . A un moment donne , je me rendis compte
que mon bras gauche  ne répondais plus du tout a mes sollicitations
, et je vis avec horreur qu'il avait été arrache a partir de l'épaule
. Je n'avais plus de bras gauche . Je me contentais donc du droit
. Je saisissais au passage , sur un cadavre , une de ces bouteilles
de vodka que l'on avait pique dans un convoi de ravitaillement ennemi
un mois plus tôt et buvais goulûment son contenu. L'alcool me donnant
la force de continuer le combat , je bandais tout de même ma blessure
avec ce que je pouvais . L'ennemi n'avais pas avance d'un centimètre
. Et les renforts qui n'arrivaient pas . Et notre mortier ? Avait
il tire ? Je n'en savais rien , de toute manière je n'etais plus très
conscient de quoi que ce soit .

Au bout de vingt minutes a ce train d'enfer , mon stock de munitions
s'affaiblissait dangereusement et je n'avais plus de vodka . Je partais
donc en arrière , résigné a un repli , bien mérité , tout en pensant
organiser avec les renforts un autre PA a quelques dizaines de mètres
. Je trouvais , lors de ma retraite , deux autres bouteilles de vodka
. Je vidais la première sur place et gardais la seconde pour après
. Titubant , je marchais vers l'endroit ou se trouvaient les renforts
. Etrangement , il n'y avait plus aucun bruit , mis a part le crissement
de mes bottes dans la neige . C'est a ce moment la que j'ai du m'évanouir
et tomber au sol .

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Je ne sait combien de temps plus tard . Tout ce que je sais , c'est
que le jour pointait a l'horizon , je m'éveillais dans la neige .
Pas un seul bruit autour de moi . Je ne reconnaissait même pas l'endroit
ou j'etais . Ce n'etais pas bonne rue . Je me mis donc a chercher
 et , ce fut en errant dans la ville que je retrouvais le PA . Je
m'attendais a y retrouver les cadavres de mes compagnons , ainsi que
ceux de l'ennemi . Mais rien . Pas un mort . Pas une tache de sang
. Pas une trace de combat récent . Incroyable . Que s'etait il passe
pendant mon inconscience ?

Je me mis alors en quête de retrouver le PC et surtout l'hôpital ,
avec une telle blessure , je serais renvoyé chez moi , je reverrais
ma femme et ma fille ...

Même chose incompréhensible au PC . Pas une trace , pas un homme a
l'horizon , même un cadavre .

Criant , hurlant a qui voulait bien m'entendre , j'attendais une réponse
, éventuellement en russe ,cela m'aurait tant soulage . Mais l'écho lui aussi ne
me répondais pas . Je décidais donc de marcher jusqu'au PC de division
et la , on m'expliquerais bien ...

Deux heures a marcher dans la neige avec des lancements insoutenables
dans un bras qui n'existait plus . Deux heures a marcher dans la neige
en laissant des gouttes de sang derrière moi a la manière du petit
Poucet .

Spectacle identique au PC de division . Pas un chat ! Remarquant une kubelwagen
, je montais a bord et continuait mes recherches , cela m'éviterais
bien de la fatigue .

Remontant jusqu'au PC de l'armée , traversant l'emplacement normal
de nombreuses divisions , traversant les lignes russes , je devais
en arriver a la conclusion suivante : j'etais seul . Le seul survivant
. Mais ou etaient passe les autres ? J'etais peut être le seul survivant
mais j'aurais préféré la mort que de connaître cela . Mourir , c'est
bien plus agréable que cette situation . Au moins , on se sent mourir
, on voit la blessure qui va vous amener en enfer , on sent la balle
pénétrer la chair .

Mais ça ... C'est vraiment une souffrance abominable . J'aurais tant
aimé me réveiller dans un hôpital militaire avec de jolies infirmières
pour s'occuper de moi , pour me soigner , me cajoler et , il parait
aussi qu'elles ont d'autres spécialités !

Prenant mon mal en patience , je décidais de m'installer quelque part
, a l'abris , de me reposer , me soigner , me restaurer , en attendant
que quelqu'un se manifeste .

Cherchant bien , je ne trouvais pas meilleur endroit qu'un blinde
russe a moitie sous la neige . L'équipage , comme toujours n'etais
pas la , bien que le char soit apparemment en plein état de marche
. J'avais récupéré dans les dépôt d'une armée comme de l'autre de
la nourriture pour une quarantaine de jours , plusieurs bouteilles
de schnaps et de vodka , du chocolat et même du caviar que j'avais
trouve dans le bureau d'un général soviétique sans parler de plusieurs
paquets de cigarettes . Le luxe quoi ! Jamais depuis bientôt un an
, je n'avais pris un repas convenable et j'etais bien décidé a y remédier
.

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Trois jours plus tard , j'etais toujours dans mon T34 . Ma blessure
s'etait infectée et ma peau avait pris une teinte violacée aux alentours
de la blessures . Je décidais de me "réparer" comme je le pouvais
avec les moyens du bord . Chauffant une lame au rouge , je découpais
les morceaux de chairs en "trop" et j'essayait de cautériser tant
bien que mal la plaie . Je vous laisse imaginer quelles souffrances
j'ai du endurer . A plusieurs reprises  au cours de mon "opération"
je me suis évanoui sous la douleur . Mais , a force de persévérance
, je parvint tout de même a obtenir quelque chose d'a peu prés potable
.

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Apres dix jours de repos , je me décidais a refaire un tour dans la
ville avec la kubelwagen . En vain , bien entendu . Je passais alors
mes journées soit a attendre , soit a liquider les bouteilles que
je trouvais dans les divers dépôts . Dans un PC russe , je découvrais
une radio . Comment n'y avais je pas pensé plus tôt ?  Je tentais alors
d'envoyer des messages sur toutes les fréquences possibles . Mais
, on aurait dit qu'il n'y avait vraiment plus personne dans ce bas
monde . La radio ne faisait que crachoter . On entendait même plus
Radio Moscou qui , pourtant , nous avait tant bassine de ses messages
anti Hitlériens .

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Est il possible d'imaginer quelle est la souffrance d'un homme qui
se retrouve seul , sans personne , pas même un animal , sans aucune
trace de vie autour de lui , ayant l'impossibilité de retourner a la
civilisation quant il en a envie . Je me demande comment les ermites
peuvent arriver a vivre seuls . Mais eux , ils ont un avantage : s'il
veulent rencontrer quelqu'un pour lui dire un simple bonjour , ils
le peuvent , pas moi .

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici . Peut être un
mois , peut être deux . Je ne sais plus . Je ne cesse d'appeler a
la radio . J'ai même fait un tour en dehors de la ville  hier , et
je n'y ait vu personne . Que se passe t il ?

Ce soir , j'y ai bien réfléchi , je vais mettre un terme a tout cela
. Je laisserais a tout hasard ce livret a cote de moi pour que , si
quelqu'un le retrouve , qu'il sache qu'il n'etait pas seul , que j'y
etais aussi , et que je comprends très bien ce qui se passe dans sa
tête . Je laisserais également un pistolet chargé pour qu'il puisse
s'en servir . Quant a moi , je préfère une solution plus radicale
. J'ai récupéré des charges explosives dans un dépôt de l'armée rouge
que je vais accrocher a la ceinture et je vais m'enduire de schnaps
pour être bien sur de mourir , je sais c'est du gâchis , mais je n'ais
pas envie d'être simplement coupe en deux et vivre encore quelques
secondes voire quelques minutes dans d'atroces souffrances . Pour couronner
le tout et pour être bien sur de moi , j'ai récupéré une grenade a
fragmentation américaine .

Il me suffira de la placer entre mes dents et d'enlever la goupille
, le feu d'artifice pourra commencer ...

         Friedrich Hulsder